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Vie privée[1]

 

« Il dit qu’il veut partir d’ici. »

Ce n’était pas la première fois que Teresa entendait ça, surtout dans la bouche de Lajita. Elle se livrait facilement, comme toutes les femmes.

Le jeune couple était venu d’Inde il y a cinq ans. A force de travail acharné Bhupad avait grimpé les échelons jusqu’à ce poste. Il était désormais directeur. Les certificats de mérite encadrés fièrement au mur témoignaient de la réussite du jeune homme. Ils n’avaient pas d’enfants, pas comme elle. Mais bon quoi, on ne peut pas tout avoir. Soit faire des gosses et trimer quand ils sont jeunes pour s’en sortir, soit faire carrière.

Question carrière, Teresa avait derrière elle des années de corvées domestiques et ce nouveau travail depuis quelques mois. Elle n’avait pas d’horaires fixes, mais au moins elle faisait quelque chose qu’elle savait faire : nettoyer, récurer, et s’occuper de la saleté des autres. Une fois les clients du motel partis, elle changeait les draps, nettoyait les sols, changeait les serviettes de bain, et remplaçait les petits savons au logo jaune et noir du motel.

Ce matin-là, elle faisait une pause ; elle sirotait un café brûlant dans un gobelet plastique tout en grignotant un cookie aux pépites de chocolat. C’est Lajita qui avait entamé la conversation. Teresa répondait poliment et lui prêtait une oreille bienveillante, elle aussi avait souffert de l’autorité masculine.

« Je comprends, » fit-elle, « c’est pas la première fois. Les hommes ne tiennent pas en place. »

Bien qu’elle soit la femme du directeur, Lajita n’avait pas grand-chose à dire dans les affaires du motel. Son mari lui laissait tenir la réception en fin de matinée et en début d’après midi. Qu’elle ait peu de chances de tomber sur des clients avec des exigences extravagantes et des questions compliquées.

C’était une jeune femme à la peau sombre et au sourire radieux. Elle venait d’une province du sud. En bonne épouse, elle avait suivi son mari sans poser de questions. C’est lui qui prenait les décisions. Celle de quitter l’Inde avait été approuvée par la famille, la sienne en tous cas. Il ramenait beaucoup d’argent à la maison, et c’était plutôt un bon mari comparé à certains de ses amies restées au pays. Le rêve américain. C’était lui : la compétence, l’argent, la bougeotte.

« J’aimerais qu’on s’installe et qu’on fonde une famille ! » soupira la jeune femme.

« Vous savez », fit Teresa avec un léger sourire, « une famille, c’est pas toujours une partie de plaisir. Vous avez encore de belles années avant d’avoir des enfants. »

Teresa parlait en connaissance de cause, un mari violent qui l’avait quittée pour une femme plus jeune, et deux enfants qu’elle s’efforçait d’empêcher de faire des bêtises. L’un d’eux, l’aîné semblait la tenir responsable de n’avoir pas su retenir son père à la maison. Il traversait une crise, comme on dit. En fait, il avait pris de la drogue avec des copains d’école, et elle avait dû dépenser une grande partie de l’argent économisé durement pour son admission à l’université afin de payer la cure de désintoxication. Le garçon lui en voulait aussi de l’avoir privé d’un avenir à la fac qu’il imaginait être une longue succession de week-ends lycéens.

Le plus jeune passait la plupart de son temps devant des écrans, à jouer en solitaire à des jeux vidéo, ou à regarder un flot ininterrompu de clips et d’images. Il n’en retenait pas grand-chose et question éducation…

Teresa avait dans la quarantaine. Sur son visage une expression triste qu’elle essayait de cacher en présence de gens qu’elle ne connaissait pas. Avec Lajita, c’était différent. Elle se laissait aller de temps en temps à parler de ses sentiments ou à raconter une anecdote personnelle. Mais la plupart du temps, elle se contentait de banalités sur les hommes et leurs façons. Sa vie privée ne regardait personne. En plus elles avaient une génération d’écart et des histoires différentes. Après tout, qu’est-ce qu’elle connaissait à la culture indienne et à la manière de se comporter avec son homme ?  Tout ce qu’elle savait c’est que presque tous les américains, les blancs, qu’elle avait côtoyés parlaient extrêmement fort, et après deux ou trois bières, ils ne savaient  même plus qui vous êtes. Au moins le mari de Lajita ne buvait pas. Elle le voyait comme un homme calme, d’humeur égale, avec une voix douce même lorsqu’il était en colère contre ses employés ou sa femme, à la réception.

Comme hier. Un client avait demandé son chemin pour aller sur l’autoroute. Elle avait fait un grand sourire et s’était tournée vers Teresa. Le mari était dans la salle à manger. Il avait entendu. Il s’était approché d’elle et lui avait dit calmement qu’il serait temps qu’elle apprenne un peu la géographie du coin.

« A quoi bon ? » pensa Teresa. Elle était contente de rendre service, et ils seraient peut-être partis bientôt. Elle connaissait bien les noms de rue de la petite ville et les numéros des routes qui menaient vers des paradis imaginés, les grandes villes de la Californie du sud. Elle savait tout ça, et elle était restée. Elle se sentait fière de diriger sa vie, comme elle disait souvent. Elle aurait pu se laisser aller et se mettre à boire, comme son amie Darlene. Ou cesser de s’occuper des enfants ou de la maison, une petite maison, mais presque payée.

Certaines fois, elle ne comprenait pas comment Lajita pouvait accepter aussi facilement que son mari décide de tout. Pas comme ça qu’elle voyait le mariage. Même si le sien n’avait pas tenu le coup, elle s’était bagarrée. Quand ce salaud lui a dit qu’il était tombé amoureux, elle avait ri, de colère sans doute. Elle se souvenait comme il lui disait combien il l’aimait après les coups. L’alcool le rendait bêtement sentimental, par moments. Elle avait toujours pardonné, jusqu’à ce que cette salope débarque. Enfin, c’était de l’histoire ancienne. Elle ne savait même pas s’il était encore en vie : pas une lettre, pas un coup de téléphone, comme si les enfants, ses enfants, n’existaient pas.

Elle avait sa vie maintenant. Et comme elle songeait à l’avenir du jeune couple, où ils seraient l’an prochain, elle savait que sa place était là. Au moins jusqu’à ce que les enfants soient élevés et aient quitté la maison comme leur père.

A ce moment-là son patron entra. Elle avala son café. La conversation était terminée.

San Diego, août 2009



[1] Traduction par l’auteur.

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