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Eva était mariée depuis vingt-deux ans, et avait perdu toutes ses illusions adolescentes sur le mariage. Elle se souvint du moment précis où elle avait décidé de quitter Frank. Il était rentré saoul, ce n’était pas inhabituel, et avait traversé le salon en bousculant les meubles, pas des meubles de luxe, du pratique, du simple acheté ou amassé au fil des ans. Il s’était dirigé droit vers le canapé, un vieux convertible rouge foncé avec des coussins de couleur qu’elle avait choisis pour cacher les taches de bière et les trous de cigarette. La télé était allumée, mais il saisit la télécommande et changea pour une chaîne de sport. Elle savait très bien ce qui allait se passer ensuite. Il allait s’allonger et commencer à grommeler avant de s’assoupir. Il pourrait même finir par ronfler. Que pouvait-elle faire, sinon le laisser tranquille ? Il était bien trop lourd pour qu’elle puisse le soulever et le porter jusqu’au lit. D’ailleurs ça faisait un moment qu’elle ne le touchait plus. Soudain, alors qu’elle regardait l’homme dont elle était tombée amoureuse il y a une éternité lors d’une soirée, elle se rendit compte qu’elle ne pouvait plus continuer ainsi. Il fallait qu’elle fasse quelque chose, pour elle. Elle avait encore quelques belles années devant elle, pensait-elle. Elle trouverait peut-être un homme meilleur, ou au moins une vie plus tranquille. Elle n’était pas du genre rêveur, comme sa sœur Darlene qui avait passé sa vie à attendre le bon, celui qui l’emporterait vers son château enchanté en Californie. C’était l’Arizona ici, une petite ville en plus, rien de folichon. Tout tombait en ruine, même l’église qui avait sérieusement besoin de travaux. Il n’y avait pas de travail, les jeunes partaient les uns après les autres vers des grandes villes, certains pour fuir tout ça, d’autres remplis de certitudes et d’espoir. Des illusions oui. Pourquoi est-ce qu’elle aussi n’irait pas en Californie, trouver sa place dans une grande ville ? Au moins elle n’était pas restée vieille fille. Les deux soeurs avaient été élevées ici et n’avaient pas vu grand chose du monde. Elles avaient dû se débrouiller seules après la mort brutale de leurs parents dans un accident de voiture, alors qu’elles étaient encore adolescentes. Elles avaient passé leur bac, mais leur tante qui s’était occupée d’elles après la tragédie leur avait fait clairement comprendre qu’il faudrait trouver du travail. Darlene avait trouvé un emploi de bureau dans une petite usine d’appareils ménagers, tandis qu’Eva avait commencé à travailler comme serveuse en attendant de trouver mieux, vite. Elle avait trouvé Frank. Il était devenu un habitué du petit restaurant. Il choisissait de ne pas s’asseoir à une table, mais au comptoir d’où il pouvait mieux regarder les serveuses aller et venir. C’était un bel homme, grand, avec un sourire qui attirait les regards. Ses yeux foncés suivaient les déplacements d’Eva entre la cuisine et les tables, et d’un bout à l’autre du comptoir. Parfois, lorsqu’elle se tournait vers le chef pour une commande, elle sentait son regard sur son cou. Il essayait toujours de la faire rire lorsqu’elle lui servait son café, ou lui en proposait d’autre. Il avait l’air plutôt sympathique, pas le genre bourru taciturne si souvent accoudé au comptoir à ressasser et siroter des pensées creuses. Après quelques semaines de cafés et de blagues, il lui avait proposé un rendez-vous, et à sa grande surprise, elle avait accepté. Elle ne se souvenait pas qu’il lui ait fait la cour. Ils étaient passés d’un verre à un repas et d’un repas à une soirée chez des collègues à lui, presque sans qu’elle s’en rende compte. Chaque fois qu’il l’avait invitée, elle avait accepté avec joie, tout comme elle s’était réjouie de danser avec lui à la fête. Il était très bon danseur, on le remarquait. Elle se sentait un peu fière d’être dans les bras d’un tel homme. Elle ne s’était jamais trouvée jolie. En fait, elle n’avait jamais vraiment pensé à ces choses, et quand il la reconduisit chez elle, et qu’il l’attira contre lui, elle s’était laissée aller comme si il ne pouvait rien lui arriver de mieux. Il l’emmena au Nevada, son premier voyage hors de l’état. Ils se marièrent à Reno, et dépensèrent une grande partie de leur argent en repas et en jeux. C’était amusant. Après ces quelques jours, le retour au travail fut beaucoup moins drôle. Il se fit de plus en plus rare au restaurant, et sa présence commença à lui manquer, devant le comptoir d’abord, puis à la maison. Il avait des soucis au travail. Il n’en parlait pas. Elle espérait qu’il se confierait et qu’elle pourrait l’aider à faire disparaître ce trait dur sur son visage. Elle attendait. Elle attendit longtemps. En repensant à ses premières années de mariage, elle se demandait pourquoi elle avait été si patiente avec lui. Elle avait bien entendu parler des trois années d’amour, et puis des habitudes et des compromis pour continuer à vivre ensemble, tout ce genre d’histoires. Mais il lui semblait qu’elle n’avait même pas eu trois mois, et elle avait sincèrement cru qu’il changerait, que leur vie changerait. Les changements avaient été rudes. De mal en pis. Après qu’il ait perdu son travail (elle n’avait jamais bien compris quel genre de conseils il donnait), elle entendit le mot malversation pour la première fois de sa vie. Bien que les temps fussent durs, ils firent des efforts pour avoir un bébé. Elle, en tous cas. Un enfant aurait sans doute amené un peu de vie dans la maison, pensait-elle. Eva s’imaginait mère, et l’idée la rendait fière d’un sentiment de devoir accompli. Mais elle dût accepter qu’aucun cri ni aucun rire d’enfant ne vienne emplir le silence de la maison. Le docteur avait été direct : c’était sa faute à elle. Elle avait passé du temps à l’église, s’adressant au Seigneur, “pourquoi moi?”. Puis elle avait cessé. Elle rentrait à la maison après le travail, regardait un peu la télévision, cuisinait des plats simples qu’il toucherait à peine. A quoi bon ? Des jours passèrent. Des mois. Des années. La même vie triste et monotone. Rien à attendre, pas d’amis, pas de visites. Même sa soeur Darlene ne venait presque jamais. Elle se réveilla un matin, elle avait quarante ans. Elle avait un mari, l’ombre d’un homme. Où avait-elle passé toutes ces années ? Il fallait réagir. Le soir où elle se décida à mettre quelques affaires dans une vieille valise en carton, il lui sembla qu’elle avait attendu trop longtemps. Pourquoi ne l’avait-elle pas quitté plus tôt ? Elle ne ressentait rien pour lui. Plus rien du tout. Elle appela sa soeur, et lui demanda si elle pouvait l’héberger pour une nuit, ou quelques jours avant q’elle ne parte pour la Californie. Une nouvelle vie l’attendait là-bas. Elle le savait. Et peut-être quelqu’un de bien. Elle sortit la voiture de l’allée prudemment. Elle ne conduisait pas souvent. Seulement de courtes distances pour aller au supermarché ou au travail. Elle s’occuperait de régler les choses plus tard. Elle trouverait quelqu’un pour l’aider. Un avocat peut-être. Tout était un peu confus dans sa tête. Tandis qu’elle reculait sur la rue qui menait à l’autoroute, elle ne vit pas l’énorme Mack qui arrivait à grande vitesse, elle n’entendit pas non plus le klaxon. Il y eut des éclats de métal brillant, et un crissement de silence.

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